C’est quoi l’islamophobie ? Intervention de Noël MARGERIT à l’UIAD

C’est quoi l’islamophobie ?
UIAD : atelier 2eme année

Introduction

• Depuis plus de vingt-cinq ans, des chercheurs, des mouvement politiques, des institutions, militent pour l’emploi du mot « islamophobie », en le présentant comme le nom d’un mal à combattre.
• Dès les premiers textes publiés en ce sens, ce mot a fait l’objet d’une interrogation : la critique de la religion musulmane fait-elle partie de ce que l’on appelle « islamophobie », et combattre cette dernière implique-t-il donc de réduire la liberté de critiquer les religions ?
• Les partisans de l’emploi de ce terme se défendent habituellement contre cette interprétation, et prétendent faire une distinction entre critique légitime et propos islamophobe.
Cette défense est-elle convaincante ?
• Nous allons tenter de le vérifier à partir de l’examen des principales définitions (savantes) qui ont été proposées de la notion d’islamophobie.

 

I – Définition

• Origines et histoire du mot
Houda Asal, socio-historienne (université de Montréal) a donné le résultat de ses recherches sur l’histoire de ce mot dans un article paru dans le volume V de Sociologie 2014/1 « Islamophobie : la fabrique d’un nouveau concept. État des lieux de la recherche » p. 13-29.

❖ Dans les années 1910/1920 : mot utilisé, en français, pour désigner aussi bien l’inégalité imposée aux musulmans par le pouvoir colonial, que les préjugés d’érudits au sujet de l’islam
❖ A partir de 1997 la notion s’est véritablement imposée dans le débat public, sous l’impulsion du think tank Runnymede Trust, groupe de réflexion britannique sur l’égalité raciale et les droits civiques, qui a publié en 1997 un rapport devenu très rapidement une référence incontournable.

Pour les auteurs du rapport, le mot rassemblait trois éléments

o Une hostilité infondée envers l’islam
Le rapport a quelques difficultés à cerner ce que serait une hostilité infondée
On y parle « vision ouverte » et de « vision fermée » de l’islam…
o Les discriminations envers les musulmans qui sont la conséquence de cette hostilité,
o L’exclusion des musulmans en politique ou plus généralement dans les affaires socialement importantes

Il faut analyser de plus près le premier élément

o Une « vision fermée » c’est quoi ? C’est par exemple,

▪Croire que l’islam est un bloc monolithique, sans évolution au cours du temps, et sans interaction avec d’autres cultures.
▪Ignorer les règles d’un débat contradictoire.

o Une « vision ouverte » de l’islam : c’est par exemple,

▪Affirmer que l’Islam serait digne de respect… partant ainsi du principe qu’une religion en tant que telle mérite d’être respectée, ce qui va bien sûr beaucoup plus loin que de respecter simplement la liberté de culte de ses adeptes.
▪Affirmer que l’Islam doit être considéré comme un partenaire effectif ou potentiel » pour la résolution de problèmes communs. Ce n’est donc pas seulement avec les personnes de confession musulmane qu’il s’agirait de coopérer, mais bien avec l’islam lui-même…

➢ Dans cette vision c’est la religion en tant que tel que l’on reconnait
On note que si une religion doit être considérée comme digne de respect et comme une partenaire pour l’action politique, les critiques qu’il sera admissible de lui adresser devront rester fort modérées, et compatibles avec un jugement globalement favorable.

C’est pourquoi il a très tôt été reconnu que la promotion du mot « islamophobie » par le Runnymede Trust était au fond une invitation à l’autocensure pour toute personne désireuse de critiquer l’islam.

❖ Mais malgré ces objections formulées par des chercheurs, notamment Kenan MALIK (écrivain et conférencier britannique, universitaire formé en neurobiologie et en histoire des sciences) dans son essai The Islamophobia Myth en 2005, qui attirent l’attention sur la confusion que génère la notion d’islamophobie (haine ou discrimination envers les personnes d’une part et critique de la religion d’autre part), et à la suite de cette publication, de nombreux mouvements politiques ont affiché leur volonté de lutter contre l’islamophobie, tandis que des discussions savantes se poursuivaient sur la pertinence de la notion, et la meilleure manière de la définir.

❖ En 2011 le sociologue Erik BLEICH (professeur en science politique dans le Vermont, USA, partenaire du Collégium de Lyon) propose de définir l’islamophobie comme « des attitudes ou émotions négatives indifférenciées à l’encontre de l’islam ou des musulmans »
On constate que regrouper sous le même terme l’hostilité envers la religion et l’hostilité envers les personnes qui y adhèrent ne lui paraît pas poser problème. Il n’y a donc pas de différence fondamentale entre cette définition et celle de Runnymede Trust.

❖ En 2016 la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme, dans son rapport sur le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie, a décidé d’employer le mot «islamophobie», en en donnant une définition qui ressemble fort à celle de Bleich : «attitude d’hostilité systématique envers les musulmans, les personnes perçues comme telles et/ou envers l’islam. »

Ainsi, l’hostilité envers la religion elle-même, pourvu qu’elle soit « systématique », est bien islamophobe.

On note que ces définitions ont été élaborées dans un univers culturel anglo-saxon

 

II – Faut-il instaurer un délit d’islamophobie et le sanctionner comme le racisme ou l’antisémitisme ?

C’est ce que demandent certains dans la logique définie dans le contexte anglo-saxon et dans le sillage de ceux qui souhaitent promouvoir la défense des minorités…

Que nous disent CHARB et Catherine KINTZLER ?
dans des textes qui essaient de nous éclairer sur les intentions des promoteurs de cette volonté et sur les dangers d’un tel point de vue.

• CHARB : deux jours avant sa mort, le 5 janvier 2015, Charb avait mis une dernière main à la « Lettre aux escrocs de l’islamophobie qui font le jeu des racistes »
Publiée quelques mois plus tard.

➢ Lire l’avant-propos et le début du chapitre Le racisme ringardisé par l’islamophobie

« Non vraiment, le terme islamophobie est mal choisi s’il doit nommer la haine que certains tarés ont des musulmans. Et il n’est pas seulement mal choisi, il est dangereux.
Si on l’aborde d’un point de vue étymologique, l’islamophobie devrait désigner la peur de l’islam. Or les inventeurs, promoteurs et utilisateurs de ce terme l’emploient pour dénoncer la haine des musulmans. Il est curieux que ce ne soit pas « musulmanophobie » et, plus largement, racisme qui l’aient emporté sur « islamophobie ». Par ignorance, par fainéantise, par erreur, pour certains, mais aussi parce que beaucoup de ceux qui militent contre l’islamophobie ne le font pas en réalité pour défendre les musulmans en tant qu’individus, mais pour défendre la religion du prophète Muhammad »

Dans ce texte il dénonce un brouillage malsain, dangereux, entretenu à la fois par les communautaristes, les journalistes et les politiques, et nous invite à rejeter les amalgames trop faciles.

Lutter contre le racisme, c’est lutter contre tous les racismes,
Alors lutter contre l’islamophobie, c’est lutter contre quoi ?

Contre la critique d’une religion ?

OU

Contre la détestation des gens qui pratiquent cette religion parce qu’ils sont d’origine étrangère ? »

Dans ce texte Charb, nous dit son inquiétude de voir la lutte antiraciste remplacée par une lutte pour la protection et la promotion d’une religion.

Le terme islamophobie laisse entendre qu’il est plus grave de détester l’islam que les musulmans.

Ce que le mot islamophobie condamne, c’est en fait le blasphème :Blasphémer, ce n’est pas faire preuve de racisme mais exercer son esprit critique sur une religion.

• Catherine KINTZLER dans un article paru en juin 2024, intitulé « Islamophobie » : le retour du délit de blasphème au programme du prétendu « Nouveau Front populaire », Catherine Kintzler nous invite à réfléchir sur un glissement sémantique qu’il convient d’analyser.

Écoutons-la.

« Le prétendu « Nouveau Front populaire », avec l’usage décomplexé et réitéré des termes « islamophobie » et « islamophobe » – désignant des discours dont, selon lui, il faudrait sanctionner les auteurs – propose le retour du délit de blasphème. Cela est fondé sur un glissement sémantique qu’il convient d’analyser et de dénoncer.

Elle poursuit en relevant certains passages du programme diffusé par « Nouveau Front populaire », (« Lutter contre toutes les formes de racisme, contre l’antisémitisme et l’islamophobie » page 11)

« Au moment où l’extrême droite menace, nous rappelons que la parole et les actes racistes, antisémites et islamophobes se propagent dans toute la société et connaissent une explosion inquiétante, sans précédent. Aucune tolérance n’est de mise face à ces menaces et à ces comportements, d’où qu’ils viennent. S’attaquer à nos compatriotes pour leur couleur de peau ou leur religion supposée ou réelle, c’est s’attaquer à la République. En voir certains quitter ou vouloir quitter notre pays est un échec collectif. Nous nous engageons à donner à la justice les moyens de poursuivre et de sanctionner les auteurs de propos ou d’actes racistes, islamophobes et antisémites. (…) Une autre haine [que l’antisémitisme] cible particulièrement les musulmans ou les personnes assimilées à cette religion. Elle découle notamment de l’omniprésence des discours islamophobes dans certains médias, de presse écrite ou audiovisuelle. Nous proposerons un plan interministériel pour comprendre, prévenir et lutter contre l’islamophobie en France, et contre ses effets sur ceux qui la subissent. »

 

III – Des amalgames : erreur ou faute morale ?

Toujours selon Catherine KINTZLER

• La mise en parallèle entre « antisémitisme » et « islamophobie » est en elle-même à la fois une erreur et une faute morale.
Présenter le terme « islamophobie » comme une évidence pour désigner un délit, suppose, en amont, un tour de passe-passe sémantique très répandu : l’analogie entre les termes comportant le suffixe -phobie (homophobie, transphobie, christianophobie, islamophobie…).
C’est cette analogie qui installe le terme « islamophobie » comme une évidence comparable à certains comportements délictueux et qui, en aval, commande l’équivalence sémantique avec le terme « antisémitisme ».
Elle nous propose une démonstration simple, « accessible à tout locuteur de langue française »

• Précisons d’abord que le suffixe -phobie ne signifie pas seulement « peur », « fuite », « évitement », ou même « détestation », « haine », mais peut désigner aussi une position critique.

• L’analogie avec d’autres termes en -phobie est approximative car elle ne se fait que sur la considération du suffixe et non pas sur celle du mot entier, qui comprend aussi un radical.

Or la nature de ce radical change bien des choses.

Les trois exemples ci-dessous schématisent et balisent la gamme des variations de sens dans l’application du terme :

S’applique-t-il à des personnes, à des doctrines, tantôt à des personnes tantôt à des doctrines ?

On voit bien que la réponse à ces questions détermine le caractère délictueux ou non d’une position, d’un propos : s’en prendre à des personnes est un délit, alors que s’en prendre à des doctrines, à des idées n’en est pas un et relève de la liberté d’expression.

o Quand on dit « homophobie », le radical « homo- » désigne les homosexuels : donc le mot « homophobie » ne peut s’appliquer qu’à des personnes.

o Quand on dit « christianophobie » cela peut s’appliquer à une doctrine, le christianisme, ou/et à des personnes adeptes de cette doctrine, les chrétiens.

o Quand on dit « islamophobie », cela ne peut s’appliquer qu’à une doctrine et jamais à des personnes. En effet en français on appelle les adeptes de l’islam « musulmans », et jamais leur nom n’est formé sur le radical « islam ». Donc l’islamophobie n’est en aucun cas un délit. Se déclarer anti-musulman en est un.

Ne nous laissons pas piéger par une analogie qui ne s’appuie que sur la moitié d’un mot.
Accepter l’analogie entre « homophobie » et « islamophobie » c’est accepter un sophisme destiné à produire la proposition fausse : « l’islamophobe hait les musulmans comme l’homophobe hait les homosexuels ».

L’islamophobie ne peut jamais s’appliquer à des personnes et Philippe Val en se déclarant islamophobe, Henri Pena-Ruiz (1) en déclarant naguère qu’« on a le droit d’être athéophobe comme on a le droit d’être islamophobe » ne commettent aucun délit.

Ici l’argumentation sémantique rejoint l’argumentation philosophique et juridique : fuir une religion, l’éviter comme la peste, la critiquer, en dire tout le mal qu’on en pense, la caricaturer, la présenter sous des termes grossiers, et même la haïr, rien de tout cela n’est un délit.

Il faut soutenir Philippe Val comme il fallait soutenir Henri Pena-Ruiz en 2019.
Cela est parfaitement clair. Quand on écrit « islamophobie » dans un programme politique au lieu d’écrire « haine envers les musulmans », c’est qu’on veut rétablir le délit de blasphème.

(1) Voici la transcription du passage d’Henri Pena-Ruiz :

« Le racisme, qu’est-ce que c’est ?
C’est la mise en question des personnes pour ce qu’elles sont. Mais ce n’est pas la mise en question de la religion. On a le droit, disait le regretté Charb, disait mon ami Stéphane Charbonnier, assassiné par les frères Kouachi en janvier 2015. On a le droit d’être athéophobe comme on a le droit d’être islamophobe. En revanche, on n’a pas le droit de rejeter des hommes ou des femmes parce qu’ils sont musulmans.
Le racisme, et ne dévions jamais de cette définition sinon nous affaiblirons la lutte antiraciste, le racisme c’est la mise en cause d’un peuple ou d’un homme ou d’une femme comme tel. Le racisme antimusulman est un délit. La critique de l’islam, la critique du catholicisme, la critique de l’humanisme athée n’en est pas un. On a le droit d’être athéophobe, comme on a le droit d’être islamophobe, comme on a le droit d’être cathophobe.

En revanche, on n’a pas le droit d’être homophobe, pourquoi ? Parce que le rejet des homosexuels vise les personnes. » (Publié par Libération le 26 août 2019)

Conclusion

Il ne s’agit pas de nier les discriminations dont peuvent être victimes des musulmans, dont sont victimes des musulmans, mais vouloir lutter contre ces discriminations en instaurant un délit d’islamophobie est, suivant l’expression de CHARB un brouillage malsain et dangereux ou, suivant l’expression de Catherine KINTZLER, une erreur et une faute morale, lourdes de conséquence.

Noël MARGERIT le 24/11/2024

Sources :

• Lettre aux escrocs de l’islamophobie qui font le jeu des racistes, par Charb
• « La notion d’islamophobie et la liberté d’expression », par Benjamin Straehli – Mezetulle
• « Islamophobie » : le retour du délit de blasphème au programme du prétendu « Nouveau Front populaire » ; soutien à Philippe Val et à Henri Pena-Ruiz, par Catherine Kintzler.

Cliquez ici pour télécharger la version pdf

C’est quoi l’islamophobie ? Intervention de Noël MARGERIT à l’UIAD